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Fouettant l’air

de ses bras, trébuchant à chaque pas, le ventre cuit par la chaleur, le cerveau rissolé par le soleil, il arriva au sommet de la longue côte. Devant lui, la route tremblotait dans l’air surchauffé. Lui, autrefois Donald Merwin Elbert, et maintenant La Poubelle, à tout jamais, lui qui découvrait la Cité légendaire, Cibola.

Depuis combien de temps marchait-il vers l’ouest ? Combien de temps, depuis que le Kid n’était plus là ? Dieu le savait peut-être ; pas La Poubelle. Des jours et des jours. Des nuits et des nuits. Oui, il s’en souvenait de ces nuits !

Et il était là, debout, vacillant dans ses vêtements en lambeaux, contemplait Cibola étendue à ses pieds, la cité promise, la cité des rêves. La Poubelle n’était plus qu’une épave. Le poignet qu’il s’était cassé en sautant du haut de l’escalier boulonné contre le flanc du réservoir de la Cheery Oil s’était mal remis, et ce poignet était maintenant une grotesque bosse enveloppée dans une bande crasseuse qui s’effilochait peu à peu. Les os des doigts s’étaient recroquevillés, transformant cette main en une griffe de Quasimodo. Son bras gauche, du coude à l’épaule, n’était qu’une masse de tissus brûlés qui se cicatrisaient lentement. L’odeur fétide avait disparu. Le pus aussi. Mais la chair qui s’était reformée était encore toute rose, sans un poil, comme la peau d’une poupée de quatre sous. La barbe rongeait son visage grimaçant, brûlé par le soleil, couvert de croûtes – souvenir de la chute qu’il avait faite quand la roue avant de sa bicyclette avait décidé de continuer toute seule. Il portait une grosse chemise bleue tachée de sueur, un pantalon de velours côtelé maculé de taches. Son sac, neuf encore il n’y avait pas si longtemps, avait maintenant pris l’allure générale de son propriétaire – une bretelle s’était cassée et La Poubelle l’avait rafistolée de son mieux. Le sac pendait de travers sur son dos comme les volets d’une maison hantée. Les chevilles nues de La Poubelle, écorchées par le sable du désert qui s’infiltrait partout, sortaient de ses baskets lacées avec des bouts de ficelle.

Il regardait la ville, loin devant lui, tout en bas. Il leva les yeux vers le ciel de bronze, cruel, vers le soleil qui l’écrasait, l’enveloppait dans son haleine de four. Il se mit à hurler, un hurlement sauvage, triomphant très semblable à celui que Susan Stern avait poussé lorsqu’elle avait fendu en deux le crâne de Roger Rabbit à coups de crosse.

Il se lança alors dans une danse de victoire, frappant de ses pieds pesants le bitume brûlant de la nationale 15, tandis que soufflait le vent du désert, que les montagnes bleues montraient leurs dents dans le lointain comme elles le faisaient depuis des millénaires. De l’autre côté de la route, une Lincoln Continental et une T-Bird étaient maintenant presque enterrées dans le sable, leurs occupants momifiés derrière leurs vitres. Devant, du côté où se trouvait La Poubelle, une camionnette était renversée, totalement recouverte par le sable à l’exception des roues qui dépassaient encore.

Il dansait. Ses pieds nus dans les baskets trouées tambourinaient sur la route. Le bout déchiré de sa chemise flottait au vent. Sa gourde cognait contre son sac. La bande effilochée qui lui enveloppait la main flottait dans l’haleine chaude du vent. Son bras brûlé, tout rose, brillait au soleil comme de la viande crue. Les veines de ses tempes saillaient comme des ressorts de montre. Il y avait une semaine maintenant qu’il marchait dans la poêle à frire du Seigneur traversant l’Utah en direction du sud-ouest, puis le nord de l’Arizona, puis maintenant le Nevada. Et le soleil l’avait rendu fou à lier.

Dans sa danse il chantait un chant monotone, les mêmes mots sans cesse répétés sur un air qui avait été populaire du temps qu’il était à l’asile de Terre-Haute, une chanson d’un groupe de Noirs, Tower of Power une chanson qui s’appelait Down to the Nightclub.

Mais les paroles étaient de son invention : – Ci-bola, Ci-bola, tam-tam boum !

Ci-bola, Ci-bola, tam-tam boum !

Chaque boum ! était suivi d’un petit saut, sans cesse répété jusqu’à ce que la chaleur fasse basculer le ciel bleu, que tout devienne gris devant ses yeux, qu’il s’effondre sur la route, à moitié évanoui, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine brûlée par le vent. À bout de forces, l’écume aux lèvres grimaçant, il rampa jusqu’à la camionnette renversée et s’abrita à l’ombre qu’elle jetait sur le sable, grelottant dans la chaleur, haletant.

– Ci-bola ! croassa l’homme.

Tam-tam boum !

Avec sa griffe qui avait été autrefois une main, il prit la gourde qu’il portait en bandoulière et la secoua.

Elle était presque vide. Aucune importance. Il boirait ce qui restait, jusqu’à la dernière goutte puis demeurerait là allongé, jusqu’à ce que le soleil baisse et continuerait alors sa route jusqu’à Cibola, la Cité Légendaire. Ce soir, il boirait aux fontaines d’or de la ville, à ses fontaines toujours jaillissantes.

Mais pas avant que le soleil ne baisse. Dieu était le chef des incendiaires. Il y avait longtemps, un jeune garçon du nom de Donald Merwin Elbert avait brûlé le chèque de pension de la vieille Semple. Ce même garçon avait mis le feu à l’église méthodiste de Powtanville et, s’il était resté quelque chose de Donald Merwin Elbert dans toutes ces flammes, ce reste avait sûrement brûlé dans le brasier des réservoirs d’essence de Gary, dans l’Indiana. Plus de neuf douzaines de réservoirs qui avaient sauté comme de gigantesques pétards. Juste à temps pour le 4 juillet, jour de la fête nationale. Joli, joli. Et, dans le souffle de la conflagration, il n’était plus resté que La Poubelle, le bras gauche fissuré comme de la boue séchée par le soleil, consumé dans le fond de son corps par un feu que rien n’éteindrait jamais… du moins pas avant que son corps ne soit aussi noir que du charbon.

Ce soir, il allait boire l’eau de Ci-bola, oh oui, et elle serait plus douce à ses lèvres que du vin.

Il renversa la gourde. Sa gorge s’ouvrit et se referma en avalant les dernières gouttes d’eau, chaudes comme de la pisse, qui gargouillèrent dans son ventre. Quand elle fut vide, il la jeta dans le désert. La sueur perlait sur son front comme des gouttes de rosée. Il était là, allongé par terre, frissonnant délicieusement, tenaillé par les crampes de son estomac.

– Cibola ! murmura-t-il.

Cibola ! J’arrive ! J’arrive ! Je vais faire ce que tu veux !

Je te donnerai ma vie ! Tam-tam boum !

Sa soif un peu apaisée, il sombra dans la torpeur. Il était presque endormi lorsqu’une idée fulgurante traversa son cerveau comme un stylet de glace :

Et si Cibola n’était qu’un mirage ?

Non, murmura-t-il. Non, oh non.

Mais l’idée refusait de s’en aller.

Le stylet fouillait et fouillait encore, empêchait le sommeil de s’emparer de lui. Et s’il avait bu ce qu’il lui restait d’eau pour fêter un mirage ? Dans sa confusion, il était conscient de sa folie et savait qu’un fou pouvait faire ce genre de chose, oh oui. S’il s’agissait d’un mirage, il allait mourir là, dans le désert, et les vautours allaient lui picorer les entrailles.

Finalement, incapable de supporter plus longtemps l’horreur de cette image, il se remit debout et s’avança en chancelant vers la route, chassant de toutes ses forces la nausée et la torpeur qui s’acharnaient à l’abattre. Au sommet de la colline, il lança un regard inquiet vers la longue plaine qui s’étendait à ses pieds, ponctuée çà et là de yuccas et d’amarantes. Sa gorge se serra, puis s’ouvrit pour laisser échapper un soupir, comme une manche qui se déchire sur un fil de fer barbelé.

La ville était là !

Cibola, ancienne ville légendaire, celle que tant d’autres avaient cherchée, Cibola découverte par La Poubelle !

Tout en bas, très loin dans le désert, entourée de montagnes bleues, ses tours et ses avenues brillaient sous le soleil du désert. Il voyait des palmiers… des palmiers qui bougeaient… et de l’eau !

– Oh, Cibola…, gémit-il.

Et il revint s’asseoir à l’ombre de la camionnette. La ville était encore loin, il le savait. Ce soir, lorsque la torche du Seigneur n’embraserait plus le ciel, il allait marcher, marcher comme il ne l’avait jamais fait encore. Il irait jusqu’à Cibola et, dès qu’il arriverait là-bas, il plongerait tête baissée dans la première fontaine. Puis il le trouverait, lui, l’homme qui l’avait invité à venir ici. L’homme qui l’avait attiré à lui, à travers les plaines, les montagnes et le désert, un mois de route malgré son bras atrocement brûlé.

Celui qui est – l’homme noir, l’indomptable. Il attendait La Poubelle à Cibola et ses armées étaient celles de la nuit, cavaliers de la mort qui allaient déferler vers l’est et se dresser à la face même du soleil levant. Ils allaient arriver, hurlant leur colère puant la sueur et la poudre. Il y aurait des cris, La Poubelle s’en foutait des cris, il y aurait des viols et des humiliations, il s’en foutait tout autant, il y aurait des meurtres, aucune importance…

… il y aurait un grand incendie.

Ça, il aimait, et beaucoup. Dans ses rêves, l’homme noir venait à lui et, très haut dans le ciel, étendait les bras pour lui montrer à lui, à La Poubelle, un pays en flammes. Des villes qui sautaient comme des bombes. Des champs qui disparaissaient dans la fumée des incendies. Des fleuves d’essence en flammes à Chicago, à Pittsburg, à Detroit, à Birmingham. Et l’homme noir lui avait dit une chose toute simple dans ses rêves, une chose qui l’avait fait courir : Tu seras le grand maître de mon artillerie. Tu es l’homme que je veux.

Il se tourna sur le côté. Le sable soulevé par le vent lui piquait les joues et les paupières. Il n’espérait plus – oui depuis le jour où sa bicyclette avait perdu une roue, il n’espérait plus. Dieu, le Dieu des shérifs qui tuaient les pères, le Dieu de Carley Yates, Dieu était donc plus fort que l’homme noir. Mais non. Il n’avait pas perdu confiance, il avait poursuivi sa marche. Et enfin quand il croyait bientôt brûler dans la solitude de ce désert avant de jamais connaître Cibola où l’homme noir l’attendait, il avait découvert la ville, très loin là-bas, la ville qui sommeillait sous le soleil.

Cibola ! murmura-t-il avant de s’endormir.

Il avait rêvé

pour la première fois à Gary, un mois plus tôt, après s’être brûlé le bras. Il s’était endormi cette nuit-là, sûr de mourir bientôt ; personne ne pouvait survivre à une pareille brûlure. Une ritournelle trottait dans sa tête : Vivre par le feu, mourir par le feu. Vivre, mourir.

Ses jambes l’avaient lâché dans un parc, en plein milieu d’une petite ville, et il était tombé, les bras en croix, comme une chose morte, la manche de sa chemise complètement carbonisée. La douleur était terrifiante incroyable. Il n’avait jamais cru qu’une telle douleur puisse exister. Il courait joyeusement d’une rangée de réservoirs à l’autre, installant ses dispositifs de mise à feu, un tuyau d’acier et un mélange à base de paraffine qu’une languette d’acier séparait d’une petite quantité d’acide. Il enfonçait ses détonateurs dans la gorge des gros tuyaux qui s’ouvraient au sommet des réservoirs. Quand l’acide aurait rongé l’acier, la paraffine s’enflammerait et le réservoir sauterait. Il pensait avoir le temps d’arriver à la sortie ouest de Gary, près de l’échangeur, avant que les réservoirs ne sautent. Il voulait voir toute cette sale ville s’envoler dans une tempête de feu.

Mais il avait mal calculé son coup. Le dernier détonateur était parti quand il ouvrait encore le trop-plein d’un réservoir avec une grosse clé. Un éclair d’un blanc aveuglant s’était précipité sur lui quand la paraffine en flammes avait jailli du tube et son bras gauche s’était couvert de feu. Pas ces petites flammes innocentes que peut faire de l’essence à briquet, ces petites flammes que l’on éteint en agitant le bras en l’air comme une grosse allumette. Non, l’agonie pure et simple, comme si son bras s’était trouvé pris dans la cheminée d’un volcan.

Hurlant de douleur il s’était mis à courir en tous sens au sommet du réservoir, renvoyé par le garde-fou comme une bille humaine sur un flipper démoniaque. Si le garde-fou n’avait pas été là, il aurait basculé dans le vide, serait tombé en tournoyant, comme une torche lancée au fond d’un puits. Un accident lui sauva la vie ; il trébucha et tomba sur son bras gauche, étouffant les flammes sous son corps.

Puis il s’était assis, à moitié fou de douleur. Plus tard, il avait pensé que la chance – ou la volonté de l’homme noir – l’avait sauvé de la mort. Le jet de paraffine ne l’avait pas touché de plein fouet. Il pouvait remercier son protecteur – mais il ne le sut que plus tard. Sur le moment, il ne put que hurler en balançant d’avant en arrière son bras dont les chairs craquaient, grésillaient, fumaient sous ses yeux.

Confusément, alors que la lumière du jour commençait à baisser, il se souvint qu’il avait posé une douzaine de détonateurs. Ils pouvaient sauter à tout moment. Il serait mort volontiers pour échapper à cette atroce douleur. Mais pas dans les flammes, pas cette horrible mort.

Sans trop savoir comment, il était descendu du réservoir, s’était éloigné en titubant entre les voitures abandonnées, son bras gauche carbonisé tendu devant lui.

Quand il était arrivé dans le petit parc, au centre de la ville, le soleil se couchait. Il s’était assis sur l’herbe, entre deux terrains de basket, essayant de se souvenir de ce qu’il fallait faire quand on se brûlait. Mettre du beurre c’est ce qu’aurait dit la mère de Donald Merwin Elbert. Mais c’était quand on se brûlait avec de l’eau chaude, ou quand la poêle trop chaude vous éclaboussait de graisse de bacon. Il ne pouvait s’imaginer en train de mettre du beurre sur cette masse de chair craquelée et noircie de l’épaule au coude ; il ne pouvait s’imaginer la toucher.

Tu n’as qu’à te tuer. Voilà, c’était tout simple. Il n’avait qu’à se tuer pour mettre fin à cette horreur, comme on tue un vieux chien…

Puis ce fut l’énorme explosion du côté est de la ville, comme si l’univers s’était déchiré en deux. Une colonne de feu s’éleva dans l’indigo profond du crépuscule. Il avait dû fermer ses yeux pleins de larmes, tant la lumière était vive.

Et dans son horrible souffrance, le feu lui avait plu… le feu l’avait ravi, comblé. Le feu était le meilleur des médicaments, encore meilleur que la morphine qu’il trouva le lendemain (en prison, il avait travaillé à l’infirmerie, en plus de la bibliothèque et du garage, et il savait parfaitement ce qu’était la morphine). Devant cette colonne de feu, il oublia ses souffrances. Le feu était bon. Le feu était beau.

Le feu était ce qu’il lui fallait, ce qu’il lui faudrait toujours. Merveille du feu !

Quelques instants plus tard, un deuxième réservoir explosait et même à cinq kilomètres de distance il sentit le souffle chaud de la déflagration. Puis un autre réservoir, et encore un autre. Une courte pause, et six explosions en succession rapide. La lumière était si forte qu’il ne pouvait plus regarder. Mais, les yeux remplis de flammes jaunes, grimaçant de bonheur, il ne pensait plus à son bras, il ne pensait plus au suicide.

Il fallut plus de deux heures pour que tous les réservoirs sautent. Quand ce fut fini, la nuit n’était pas noire.

C’était une nuit fiévreuse, zébrée de flammes jaunes et orange. Du côté est, tout l’horizon était en flammes. Et il se souvint d’une bande dessinée qu’il avait vue quand il était enfant, une adaptation de La Guerre des mondes de H. G.

Wells. Maintenant, des années plus tard le petit garçon qui avait feuilleté l’album n’était plus là, mais La Poubelle l’avait remplacé, et La Poubelle possédait le terrible et merveilleux secret du rayon de la mort des Martiens.

Il ne fallait pas rester dans ce parc. La température avait déjà monté de plus de cinq degrés. Il fallait qu’il parte à l’ouest, qu’il reste en avant du feu, comme il l’avait fait à Powtanville qu’il prenne de vitesse cet arc de destruction qui s’élargissait derrière lui. Mais il n’était pas en état de courir. Il s’endormit sur le gazon et les lueurs de l’incendie jouèrent sur le visage d’un pauvre enfant épuisé et perdu.

Dans son rêve, l’homme noir arrivait dans sa longue robe, le visage caché par son capuchon… et pourtant La Poubelle croyait bien l’avoir déjà vu. Quand les voyous l’insultaient à Powtanville, devant le bar, devant le bazar, cet homme était avec eux, pensif et silencieux. Lorsqu’il avait travaillé au lave-auto (savonner les phares, relever les essuie-glaces, savonner le bas de la carrosserie, hé monsieur, un lustrage avec ça ?), le gant d’éponge enfilé sur la main droite jusqu’à ce qu’elle devienne aussi blanche qu’un poisson crevé, les ongles comme de l’ivoire poli, il croyait aussi avoir vu le visage de cet homme féroce, grimaçant un sourire dément derrière le rideau de gouttes d’eau qui recouvrait le pare-brise. Quand le shérif l’avait envoyé chez les cinglés à Terre-Haute, il était là aussi, derrière lui, dans la salle où on donnait les chocs, ses doigts posés sur les boutons (Je vais te frire la cervelle, mon gars, tiens-toi bien, Donald Merwin Elbert va devenir La Poubelle, un petit lustrage avec ça ?), prêt à lui envoyer un millier de volts entre les deux oreilles. Oui, il connaissait l’homme noir, ce visage qu’il ne parvenait jamais à voir tout à fait, ces yeux plus brûlants que la flamme, son sourire venu de plus loin que la tombe du monde.

– Je ferai ce que vous

voudrez, dit-il dans son rêve. Je vous donnerai ma vie !

L’homme noir levait les bras et sa robe s’était transformée en un cerf-volant noir. Ils étaient debout tous les deux, très haut. À leurs pieds, l’Amérique était en flammes.

Je te ferai grand maître de mon artillerie. Tu es l’homme que je veux.

Puis il vit la racaille, une armée de dix mille hommes et femmes qui avançaient vers l’est, traversaient le désert, franchissaient les montagnes, une armée sauvage et cruelle dont l’heure était enfin venue ; ils déchargeaient des camions, des jeeps, des tanks ; chaque homme, chaque femme portait au cou une pierre noire et, au fond de certaines de ces pierres, il voyait un éclat rouge, la forme d’un œil ou peut-être d’une clé. Au milieu de leur caravane perché sur un énorme camion-citerne il se vit lui-même et sut que le camion était rempli de napalm… et derrière lui suivaient des camions chargés de bombes de mines et de plastic ; lance-flammes fusées éclairantes et missiles à tête chercheuse – grenades, mitrailleuses et bazookas. La danse de mort allait commencer, déjà fumaient les cordes des violons et des guitares, déjà l’odeur du soufre et de la cordite embaumait l’air.

L’homme noir leva les bras une fois encore et quand il les laissa retomber, tout fut plongé dans le froid et le silence, les incendies s’éteignirent, même les cendres étaient devenues froides, et un instant seulement il n’y eut plus que Donald Merwin Elbert, seul à nouveau, petit, terrorisé, perdu. Un moment seulement, il crut n’être qu’un pion dans l’énorme jeu d’échecs de l’homme noir, il crut avoir été trompé.

Puis il découvrit que le visage de l’homme noir n’était plus totalement invisible ; deux charbons rouge sombre brûlaient dans les creux profonds qui auraient dû abriter ses yeux, illuminaient un nez aussi tranchant qu’une lame.

– Je ferai ce que vous

voudrez, dit La Poubelle dans son rêve. Je vous donnerai ma vie ! Je vous donnerai mon âme !

– Tu seras mon homme de feu, dit gravement l’homme noir. Viens dans ma ville, et tu verras clair.

– Où ? Où ?

– À l’ouest, dit l’homme noir avant de disparaître. À l’ouest. Au-delà des montagnes.

C’est alors qu’il se réveilla. Il faisait encore nuit, il faisait encore jour. Les flammes étaient plus proches. La chaleur était devenue suffocante. Les maisons explosaient partout autour de lui.

Les étoiles avaient disparu, ensevelies dans un épais manteau de fumée. Une fine pluie de suie avait commencé à tomber. Les deux terrains de basket étaient à présent couverts d’une sorte de neige noire.

Et maintenant qu’il avait un but, il se rendit compte qu’il pouvait marcher. Il partit en boitillant en direction de l’ouest. Il vit quelques rescapés quitter eux aussi Gary, regarder derrière eux la ville en flammes. Imbéciles, pensa La Poubelle, presque affectueusement.

Vous allez brûler. Le moment venu, vous allez brûler. Ils ne firent pas attention à lui ; pour eux, La Poubelle n’était qu’un autre survivant. Ils disparurent dans la fumée et, un peu après l’aube, La Poubelle franchit en clopinant la frontière de l’Illinois. Chicago était au nord, Joliet au sud-ouest, derrière lui l’incendie se perdait dans la fumée qui masquait l’horizon.

Ainsi s’était levé le jour, le 2 juillet.

Il avait oublié son rêve de raser Chicago par le feu – son rêve de tous ces réservoirs, de tous ces wagons de marchandises remplis de gaz liquide, bien rangés sur les voies, il avait oublié ces petites maisons de bois qui auraient brûlé comme une brassée de paille. Chicago ne l’intéressait plus. Plus tard dans la journée, il défonça la porte du cabinet d’un médecin et vola une boîte pleine de doses de morphine, toutes prêtes dans leurs seringues de plastique. La morphine apaisa un peu la douleur, mais elle eut un effet secondaire plus important sans doute : qu’il ait encore mal ne l’intéressait plus.

Cette nuit-là, il prit un énorme pot de vaseline dans une pharmacie et enduisit son bras brûlé d’une épaisse couche de gelée. Il avait très soif ; il aurait voulu boire sans cesse. Des images fugitives de l’homme noir bourdonnaient dans sa tête, comme des mouches à viande. Lorsqu’il s’effondra à la tombée du jour, il savait déjà que la ville où l’homme noir l’appelait devait être Cibola, la Cité promise.

La nuit venue, l’homme noir revint le visiter en rêve et lui confirma avec un grand rire sardonique qu’il en était bien ainsi.

le fléau
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